CHAPITRE PREMIER

Je rangeai ma voiture dans un parking, puis traversai Vine Street dans la direction de Western, en m’efforçant de retrouver mes impressions d’autrefois. Il faisait chaud. C’était l’heure du déjeuner et les rues étaient presque désertes ; le soleil printanier luttait contre le brouillard chargé de fumée… ce même brouillard qui, d’après certains, a tué l’industrie cinématographique. Cette explication en vaut bien une autre, mais ce n’est jamais qu’une fausse excuse. Ce sont la télévision et les mauvais films qui ont tué le cinéma.

Je ne rencontrai personne de connaissance. Je passai devant un bar plein d’ombre d’où s’échappait une fraîche odeur de bière, mais je n’y entrai pas. Il y avait longtemps déjà que je n’avais bu un coup, et la tentation n’était plus aussi torturante, du moins dans la journée. Je jetai un coup d’œil dans une vitrine et me trouvai meilleure figure, bien que mes vêtements ne fussent guère à mon goût. J’avais mis, pour la circonstance, un complet bleu de roi et des souliers de daim à semelles épaisses, à grosses piqûres. Je ressemblais à la favorite du sultan, mais, à Hollywood, c’est sur l’apparence qu’on juge les gens. Et j’avais l’apparence qui convenait.

Je pris à gauche, levai la tête. Bertha était accoudée à la fenêtre, au second étage, regardant dans le vide. J’étais trop loin pour distinguer le mouvement de ses mâchoires, mais j’avais l’impression qu’elle était en train de manger. Elle déjeunait toujours au bureau à cette heure-là, et j’étais venu précisément pour la trouver seule. Nous n’avions jamais été très amis, mais je respectais ses capacités de femme d’affaires ; elle avait été une grande amie de ma femme, et peut-être me donnerait-elle quelques renseignements en souvenir du passé, ou, du moins, moyennant dix pour cent de commission.

J’entrai dans le bâtiment, passai devant le kiosque aux cigarettes et pris l’ascenseur.

L’unique porte de chêne portait, en lettres d’or très classiques, le nom : Tiveedy. Bertha était l’un des meilleurs imprésarios de Hollywood, et des plus anciens ; et son seul nom constituait une publicité suffisante. Je repris mon souffle, un instant intimidé, puis j’ouvris la porte et pénétrai dans l’antichambre.

Vingt paires d’yeux se posèrent sur moi.

C’était la foule habituelle : surtout des filles, des petites ; venues de tous les coins du pays. Je connaissais bien le genre. Ma femme avait été pareille. La gloire facile des salles obscures faisait naître en elles des rêves faciles. Elles étaient toutes convaincues qu’il leur suffisait d’un petit coup de pouce, d’une occasion heureuse, pour acquérir, à leur tour, gloire, fortune, amour des foules et rang de vedette. Elles hantaient donc cette jungle climatisée, faisant la queue pour s’allonger sur le divan, au studio d’essai, prêtes à sacrifier l’amour, l’honneur et leur dernier idéal, si tant est qu’elles en avaient un, pour une petite chance de monter sur un plateau de tournage.

Triste.

Ils m’évaluaient du regard… Qui sait ? Je pouvais être une personnalité. Un jeune homme, portant blue-jeans, maillot et sandales de fantaisie, plissa ses yeux myopes, puis m’adressa, par-dessus son épaule gauche, un long regard incandescent. A la manière de Marlon Brando. Je parcourus la pièce dans sa longueur, et la standardiste, de l’autre côté de la cloison basse, leva les yeux, haussa les sourcils.

— Ououi ?

Celle-là sortait de l’ordinaire : grande, bien faite, extraordinairement belle, même pour Hollywood. Elle avait les cheveux roux, les ongles verts, une peau qui ressemblait à de la cire teintée, mais son visage dur et intelligent était sans émotion. L’homme, à sa gauche, leva à son tour la tête de sa machine à écrire et me considéra avec une douce patience. Il avait de jolis yeux, le front bas, pas de lèvres. Je voulus parler.

— Fermé jusqu’à trois heures, coupa la fille. Vous reviendrez dans l’après-midi.

— Annoncez M. Dufferin à Miss Tweedy.

— Ou alors, asseyez-vous là, poursuivit la fille, mais vous en aurez pour un bon moment.

— Allons. Faites un effort. Annoncez M. Dufferin.

Le bonhomme pivota dans son fauteuil. Tout le monde se taisait. La fille contempla ses ongles verts, bâilla, abaissa ses cils démesurés sur ses joues lisses, puis ouvrit soudain les yeux tout grands et porta la main à la rondeur qui gonflait son sweater, à gauche.

— Quoi ? Le fameux M. Dufferin ?… Celui dont je n’ai jamais entendu parler.

Je poussai un grognement. Ces gosses, surtout celles qui n’ont pas réussi, apprennent le truc en quelques mois à peine. Elles adoptent un langage qui, selon elles, est celui du cinéma, et le sentiment de leur défaite s’en trouve adouci. Je compris qu’elle ne demandait qu’>à continuer dans cette veine pendant des heures. Je dis : « Oui, le fameux M. Dufferin », et franchis le petit portillon.

Le bonhomme se leva, mais ne fut pas assez rapide. J’avais déjà poussé la porte et pénétré dans le bureau.